Quelques arguments pour les apprentissages hors forme scolaire

Texte paru dans Les Plumes n° 48, juin 2020

Que répondre aux questions des personnes sceptiques lorsque l’on a fait des choix éducatifs et pédagogiques éloignés des normes scolaires ? Claudia nous propose quelques idées sur ce sujet parfois épineux.

 

Voici quelques ébauches de réponses face aux remarques d’inspecteurs, de la famille, d’amis ou autres personnes sur l’apprentissage des enfants lorsqu’il n’est pas réalisé sous une forme scolaire.

« L’oral ne suffit pas, l’enfant doit écrire pour apprendre. »
Non : l’écrit est un outil scolaire qui permet l’industrialisation du processus d’apprentissage (un adulte responsable de 25 enfants en même temps). Les enfants apprennent très bien à l’oral, le chercheur Alan Thomas appelle cela la « conversation sociale ». Le problème (pour l’institution) est qu’on ne peut pas contrôler cet apprentissage-là, ce qui dérange les inspecteurs et les personnes habituées à la forme scolaire. Une solution : filmer l’enfant en train de faire un exercice à l’oral (en train de lire, écrire, chanter une chanson, dire un poème, etc.). L’apprentissage de l’écriture pour s’exprimer est, bien sûr, une compétence souhaitable que les enfants acquièrent en vivant dans un monde où l’écrit est présent.

« L’enfant doit faire des dictées pour apprendre l’orthographe. »
Non : faire une dictée crée chez l’enfant des représentations d’orthographe potentiellement erronées, c’est une mauvaise idée, comme l’a dit l’inspecteur Payot (voir encadré ci-dessous). Il vaut mieux écrire de petits textes sur ce que l’enfant souhaite exprimer. Avec un enfant jeune, le parent écrit sous la dictée de l’enfant, l’enfant recopie. S’il fait une erreur, proposer à l’enfant de recopier le mot entier ou l’expression entière, ce sera plus formateur (conseil de Bernard Collot1), éventuellement plusieurs fois afin d’apprendre la bonne orthographe via le geste de la main (l’automatisation est importante dans l’apprentissage de nouvelles compétences). Il arrive que des enfants aient envie de faire des dictées parce que c’est un exercice de la culture commune, si c’est sur leur demande, alors ça n’est pas un problème.

« L’enfant doit apprendre l’écriture cursive. »
L’écriture cursive (liée, attachée) est longuement apprise à l’école et constitue un élément important des attentes scolaires. Les enfants non influencés par la forme scolaire ont plutôt tendance à écrire en script, l’écriture de l’imprimé, qui leur paraît plus lisible et est bien plus présente dans la société. En général, les enfants commencent en écriture bâton (capitales d’imprimerie), il existe seulement une dizaine de lettres qui sont différentes entre l’écriture capitale et l’écriture minuscule, au bout d’un moment l’enfant est prêt pour le passage à l’écriture minuscule2). John Holt3 raconte avoir fait un concours de vitesse un jour avec ses élèves qui utilisaient le script et lui qui utilisait l’écriture cursive : ses élèves ont écrit plus vite que lui. Il l’interprète en disant que le temps d’aller d’une lettre à l’autre dans l’air est plus rapide que le temps d’écrire cette liaison sur le papier. Sur Wikipedia, on lit qu’il y a des interprétations inverses à ce sujet. Pour ma part, je pense que l’important est d’être lisible, quelle que soit l’écriture, et qu’il n’y a pas de dogme à avoir, ni dans un sens ni dans l’autre.

« L’enfant doit faire des exercices de grammaire pour savoir bien écrire. »
Les exercices faits en classe sont occupationnels (et servent in fine à sélectionner les élèves les plus conformes), mais ils ne sont pas indispensables à l’acquisition de l’orthographe. On peut même s’en passer pour réussir le brevet des collèges, pour lesquels 8 points sur 50 nécessitent des connaissances en grammaire, ou pour réussir le baccalauréat (pour le nouveau baccalauréat 2021, il y aura 2 points consacrés à une question de grammaire). On parle bien d’enfants qui ont interagi avec leur entourage, qui lisent et comprennent ce qu’ils lisent, qui écrivent correctement, pas suite à des leçons de grammaire, mais grâce à l’interaction avec leur entourage, avec des jeux comme ceux du cadavre exquis, du pendu, avec des mots fléchés, un peu d’attention sur la conjugaison à partir de 11-12 ans, un peu de relecture de ce qu’écrit l’enfant. Les termes spécifiques de la grammaire sont bien vite oubliés (une fois qu’ils ont servi à sélectionner) et ceux qui servent parfois à l’âge adulte (comme « verbe » ou « mot invariable ») sont appris de toute façon. L’enfant apprend à bien écrire en écrivant, en interaction avec son entourage.

« Si l’enfant ne lit pas, son vocabulaire sera pauvre. »
L’enfant écoute les histoires lues par son parent, il interagit avec son entourage (meilleure garantie de développement, voir l’article « À quoi servent les parents ? » et « Le sens plutôt que la technique : l’importance de la vie familiale »), il regarde des films et des séries où du vocabulaire est utilisé.

« On ne peut vérifier les apprentissages que grâce à des traces écrites. »4)
Les traces écrites correspondent à la taylorisation de la forme scolaire. Or, le parent est témoin des apprentissages réalisés par son enfant car il s’intéresse à lui, il parle avec lui, ils passent du temps ensemble (et puis, comme ensuite le parent a été rassuré et sait que les apprentissages sont intrinsèquement spontanés et foisonnants, il cesse de leur porter attention). Allons plus loin : la scolarisation de la société flétrit le goût d’apprendre et nos enfants en pâtissent parfois, par exemple lorsqu’ils vont aux expositions de la Cité des sciences où les autres enfants les bousculent pour courir chercher la réponse à noter sur leur compte-rendu écrit, ne prêtant pas attention au sens de l’expérience5). Voir aussi l’épisode du kit électrique d’Aaron dans Être et devenir6).

« Il faut aborder tous les points au programme de l’Éducation nationale en temps et en heure » (ou : « À l’école, au moins, on aborde tous les savoirs de l’Éducation nationale »).

Sur le temps
Approprions-nous l’ « instruction lente » ! Vu que l’adjectif « slow » et sa déclinaison en français sont à la mode (éducation lente, slow management, slow food, slow tech), il n’y a pas de raison qu’on ne se l’approprie pas également ! Je pense qu’il faut défendre que :
• nous avons présenté superficiellement tous les sujets du socle commun en le lisant au jeune, en discutant avec lui sur ce qu’on peut raccrocher aux différents items dans ce que le jeune a abordé ;
• nous avons fait des zooms sur certains sujets, de façon à bénéficier de l’élan de l’intérêt de l’enfant (lorsqu’il choisit le sujet) et de l’efficience de l’apprentissage lorsqu’il fait sens.
Je suis sûre de moi par rapport à l’institution pour deux raisons : d’abord parce que j’ai vu cette efficience en action depuis vingt ans. Et surtout parce que, à l’IUFM7) où j’ai travaillé entre 1998 et 2005, un des inspecteurs nous disait de transmettre aux enseignants-stagiaires qu’on peut toujours finir le programme : il faut faire en sorte que ce soit l’enseignant qui choisisse ce sur quoi il s’étendra moins, et pas le manque de temps en fin d’année. Il recommandait de mettre l’accent sur les sujets que les stagiaires aimaient particulièrement, ou certaines thématiques avec lesquelles ils feraient de la pédagogie de projet : les élèves choisissent un thème et creusent le sujet. Il ajoutait qu’on pouvait tout raccrocher au programme de géographie. J’élargis en disant qu’on peut tout raccrocher à toutes les matières et encore plus au socle commun. Comme dit Mélissa Plavis dans Apprendre par soi-même, avec les autres, dans le monde : « Puisque « tout est dans tout », parce qu’apprendre est vivre et vivre est apprendre, alors toutes les entrées seront pertinentes pour découvrir le monde. »

Sur le fond
On pourrait répondre aussi sur le fond : à l’école on n’aborde pas le droit, l’anthropologie, la résolution de conflits, XXX et quantité d’autres domaines. Remplacez XXX par des thèmes qui vous sont chers et que l’école n’aborde pas. On peut dire aussi, selon l’interlocuteur, que la façon d’aborder les connaissances est très biaisée, notamment en histoire et géographie.

Claudia Renau

 

1 – Enseignant et pédagogue, Bernard Collot a développé une autre approche de l’école et de l’éducation qu’il a nommée l’« école du troisième type ». Il a notamment publié 17 ouvrages et co-fondé l’Association européenne de défense de l’éducation de proximité. Il partage ses réflexions sur un blog. retour

2 – L’ouvrage J’apprends à lire en dix minutes par jour de Marlène Martin (L’Instant présent, 2018) détaille cela (rubrique « Comment passer des lettres capitales aux lettres en script ? », page 19). retour

3 – Enseignant et éducateur américain, John Holt s’est intéressé aux écoles alternatives avant de se tourner vers les alternatives à l’école. Il a publié une dizaine d’ouvrages sur l’enseignement, les apprentissages et l’éducation. Il est un pionnier dans la défense des droits des enfants. retour

4 – L’absence de traces écrites est le principal reproche fait récemment à l’école démocratique Le Carré libre située à Quimper et ouverte depuis 2016. Quelques jours avant les fêtes de fin d’année 2019, les familles ont reçu une injonction de scolariser leurs enfants et adolescents dans un autre établissement scolaire. Une procédure judiciaire est en cours. Voir le dossier de presse édité par l’association EUDEC France. retour

5 – Dans son livre Comment l’enfant échoue (L’Instant présent, 2019), John Holt démontre que l’enseignement scolaire ne permet pas à l’enfant d’apprendre car toute son attention est focalisée sur la production de réponses et non l’apprentissage. Voir recension page 8. retour

6 – Être et devenir (Clara Bellar, Pourquoi pas production, 2013) est un film documentaire qui s’intéresse aux apprentissages hors école et à la confiance que l’on peut accorder aux enfants concernant leurs apprentissages. Sa diffusion en salle a inspiré la publication d’un livre éponyme reprenant les dialogues du film et enrichi de nombreuses réflexions et réponses de professionnels et de parents. Dans le passage mentionné, Aaron raconte comment, enfant, il a invité un ami à venir jouer avec son nouveau kit d’électricité. Aaron, non scolarisé, était très enthousiaste alors que son ami, scolarisé, considérait ce kit comme une corvée scolaire.
Être et devenir – Faire confiance à l’apprentissage naturel des enfants, Clara Bellar (L’Instant présent, 2017). Le passage mentionné est à lire en page 61. retour

7 – Institut universitaire de formation des maîtres. Ces établissements de formation des professionnels de l’enseignement public ont été créés en 1990. Ils ont été remplacés par les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) en 2013, puis par les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) en 2019. retour