Interview avec Laura Mascaró Rotger

Interview parue dans Les Plumes n° 32, mars 2016

Bien que l’instruction en famille ne soit pas un choix éducatif légal en Espagne, les familles espagnoles sont chaque année plus nombreuses à choisir ce mode d’instruction. Nous sommes allés à la rencontre de Laura Mascaró Rotger, juriste et porte-parole de la liberté éducative en Espagne.


Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’instruction en famille ?

Laura Mascaró Rotger : J’avais entendu parler de l’instruction à domicile, je pensais que c’était quelque chose qui, en fait, n’existait qu’aux États-Unis et je n’en savais pas grand-chose. Je ne savais pas que cela se faisait aussi en Espagne. Quand mon fils aîné est né (en 2005), je me suis intéressée aux méthodes d’enseignement qu’utilisent les parents non scolarisants et j’en ai utilisé quelques unes avec mon fils, en parallèle de la crèche. Je lui ai appris à lire et d’autres choses avec la célèbre méthode Doman et, dans le même temps, j’ai pris l’habitude de lire des blogs de familles qui éduquaient leurs enfants sans école, ainsi cela m’a attirée de plus en plus. J’ai découvert qu’il y avait des familles non scolarisantes en Espagne et pratiquement partout dans le monde. J’ai lu des livres, regardé des reportages et j’ai dévoré toute l’information que je pouvais trouver sur ce sujet. Enfin, en 2008, j’ai sorti mon fils de la crèche (il avait 3 ans et demi) et il n’a jamais été scolarisé depuis. Par la suite, je suis devenue militante et, sans l’avoir prévu, c’est devenu mon métier.

Quelle est la situation de l’instruction en famille en Espagne ?
L. M. R. : Socialement, l’instruction en famille est un phénomène qui ne cesse de croître. Chaque année, il y a des familles qui choisissent de ne pas scolariser ou de déscolariser leurs enfants (de la même façon, chaque année, de plus en plus d’ « écoles libres » avec des pédagogies actives sont créées). Au cours des dernières années, j’ai aussi remarqué une plus grande connaissance et l’acceptation de ce mode d’instruction par la société en général. L’instruction à domicile n’est plus considérée comme quelque chose d’étrange, de marginal ou de dangereux. Cependant, sur le plan juridique, nous avons une situation assez compliquée. Non seulement la loi ne prévoit pas cette option éducative, mais elle impose de scolariser pendant 10 ans (de 6 ans à 16 ans) et considère que « scolariser » signifie le faire dans un établissement en présentiel agréé par l’État. Cependant, le fait est qu’il n’y a pas de persécution active de la part des autorités. La plupart des familles n’ont jamais aucun problème sur le plan juridique, bien que certaines aient été contraintes de scolariser leurs enfants. Le principal problème en Espagne, ce n’est pas que la loi impose de scolariser, mais que nous sommes dans une situation d’insécurité juridique : ni les familles, ni les administrations elles-mêmes ne savent très clairement ce qui peut être fait et dans quelles conditions, ou ce qui est vraiment interdit et comment poursuivre les familles et les condamner. L’incertitude juridique – c’est-à-dire lorsque la loi est floue – est le pire qui puisse arriver dans un état de droit démocratique.

Comment s’organise le tissu associatif espagnol autour de l’instruction en famille ?
L. M. R. : De ce que je sais, il y a trois associations de homeschoolers : une nationale, une régionale en Catalogne, et une de chrétiens évangéliques. De plus, en 2012, nous avons créé la Plateforme pour la Liberté Éducative, qui n’est pas exclusivement dédiée à l’instruction en famille mais a une section qui lui est consacrée. Il y a aussi beaucoup de groupes au niveau local et régional, mais ils ne sont pas formalisés en tant qu’associations. Ce sont surtout des groupes pour organiser des rencontres entre les familles et diverses activités. Il y a des groupes très actifs dans plusieurs zones du pays, mais la population étant dispersée, dans certaines zones il y a très peu de familles qui instruisent leurs enfants à domicile et elles sont un peu isolées, ce qui limite les possibilités d’interaction avec d’autres familles.

Parlez-nous de la Plateforme pour la Liberté Éducative : en quoi se différencie-t-elle des associations pour l’instruction en famille?
L. M. R. : La Platerforme pour la Liberté Éducative (PLE) a été fondée au début de l’année 2012 par un groupe de parents préoccupés par la situation de l’instruction en famille en Espagne puisque, n’étant pas réglementée par la loi, certaines familles rencontrent des problèmes tant au niveau administratif que juridique. En outre, nous nous sommes rendu compte que beaucoup de familles, en Espagne, font le choix de l’instruction à domicile parce qu’elles n’ont pas trouvé dans le système scolaire l’attention dont leurs enfants ont besoin (que ce soit des besoins éducatifs particuliers, ou bien après avoir été victimes de harcèlement scolaire, ou encore un échec scolaire injustifié), c’est pourquoi nous avons décidé d’élargir les objectifs de la PLE à ces situations-là. Aujourd’hui, nous avons trois sections qui fonctionnent de manière indépendante bien qu’interconnectée : celle de l’instruction en famille, celle des enfants à haut potentiel et celle du système scolaire. Nous mettons l’accent sur les choses que nous considérons mal faites en Espagne dans ces trois domaines et, bien sûr, nous proposons des alternatives, c’est-à-dire que nous fournissons une critique constructive. Nous n’entendons pas dire aux familles comment éduquer leurs enfants et nous ne les jugeons pas sur les décisions qu’elles prennent. Notre démarche se reflète dans le documentaire Educación a la carta – La revolución pendiente (ndt: L’éducation à la carte – La révolution en cours) que nous avons réalisé et qui est en accès libre sur Youtube.

Vous animez des ateliers et des cours pour se déscolariser intérieurement. De quoi s’agit-il ? Pourquoi est-ce important de se déscolariser pour instruire ses enfants en famille ?
L. M. R. : J’appelle « déscolarisation intérieure » le processus personnel par lequel nous nous défaisons des apprentissages implicites de l’école. C’est-à-dire de ces choses que nous avons apprises à l’école mais qui n’étaient pas ce que nous étions censés apprendre : ne pas parler sans y être autorisé, le fait qu’il n’y ait qu’une seule réponse correcte, que l’erreur est une chose dont on doit avoir honte, que l’estime de soi dépend de la validation des autres (et principalement du maître dans ce cas), qu’il n’y a qu’une bonne façon d’apprendre, etc. Cela a surtout deux facettes : l’une mentale ou intellectuelle, et l’autre émotionnelle et psychologique. Quand on instruit en famille, il est important de passer par ce processus de déscolarisation intérieure pour ne pas répéter les schémas appris, c’est-à-dire ne pas reproduire l’école à la maison. Mais, en outre, il est important que les professeurs et les parents des enfants qui vont à l’école passent aussi par ce processus. De cette façon, ils acquièrent une vision plus fraîche et plus libre de ce que devrait être l’éducation. Ainsi, ils rompent avec le cercle vicieux de trois siècles d’enseignement traditionnel. Alors que, au départ, j’organisais mes ateliers pour les parents qui commençaient ou allaient commencer l’instruction en famille, dès la première édition des professeurs et des parents qui n’avaient pas l’intention de déscolariser leurs enfants ont assisté aux ateliers. J’ai d’abord pensé que je n’avais rien à leur offrir, mais, curieusement, il en a résulté que les ateliers leur étaient beaucoup plus profitables qu’aux parents qui savaient déjà qu’ils allaient éduquer leurs enfants à domicile. Alors, maintenant, je me concentre plus sur eux et je leur montre quels principes de l’instruction en famille, ou plus précisément du unschooling, peuvent être appliqués à l’éducation de leurs enfants scolarisés, ou de leurs élèves dans le cas de professeurs ou d’étudiants en pédagogie.