Interview parue dans Les Plumes n° 34, septembre 2016
À l’occasion de la parution du livre Merci le jeu !, nous sommes allées à la rencontre de Pascal Deru afin de mieux connaître et comprendre ce qu’est le jeu.
Qu’est-ce que jouer ? Qu’est-ce que le jeu apporte d’irremplaçable et en quoi prépare-t-il à la « vraie » vie ?
Pour un adulte, jouer est du même ordre qu’écouter ou jouer de la musique, lire, regarder un ciel étoilé, marcher en montagne, etc. À la différence de ce qui nous permet de survivre (manger, avoir chaud, nous soigner), jouer ne sert à rien… Mais c’est précisément parce que cette activité est gratuite qu’elle est précieuse : elle resserre nos liens, dépose de la légèreté et nous redit que nous existons pour partager du plaisir. Bien sûr, on peut vivre sans jouer. Mais s’en priver, c’est en perdre le bénéfice. Jouer nous réapprend avec simplicité l’art de l’instant présent, l’art du lâcher prise et la possibilité de vivre une aventure commun autaire qui se joue des règles habituelles. Parmi toutes les activités gratuites, le jeu touche à des registres propres : gagner et perdre, relier des générations dans le plaisir, oser sans que ce soit pour de vrai… avec toutes les répercussions positives que cette audace aura dans la vie réelle ! Pour l’enfant, c’est différent. Le jeu n’est pas une activité parmi d’autres. Il est son univers et je dirais sa maison. L’enfant est dans le jeu comme le poisson est dans l’eau. Sans jeu, l’enfant est perdant. Du jeu libre, il reçoit des essentiels qui lui permettent de grandir, d’avoir confiance, d’être bien dans sa peau. Le jeu dialogue avec la curiosité de l’enfant, lui permet d’essayer la vie et de découvrir les chemins qui lui conviennent. Si l’enfant y fait des apprentissages cognitifs, il fait surtout une formidable expérience de fraternité et de créativité. Ce n’est pas pour rien que jardins d’enfants et grands pédagogues ont confiance dans le jeu. Ils n’y voient pas un maître, mais une voie parfaitement adaptée à l’enfance pour lever la pâte intérieure du cœur, des émotions, de l’intelligence, de l’être ensemble. En récupérant sans cesse le jeu pour l’orienter vers des apprentissages cognitifs, notre société, et en particulier les écoles, musellent le jeu et ne lui permettent pas de se déployer dans l’entièreté de l’enfant et donc dans sa fantaisie, dans sa puissance de vivre au présent, dans le lien créateur qui le relie aux autres enfants et aux adultes qu’il aime.
Pourquoi est-ce parfois si difficile, pour un adulte, de jouer ? Peut-on apprendre – ou réapprendre – à aimer jouer ?
Dans cette question, il faudrait distinguer l’adulte qui éprouve de la difficulté à jouer avec d’autres adultes et l’adulte qui a du mal à jouer avec des enfants. Pour répondre simplement, dans la première situation, la plupart des adultes qui éprouvent un mal-être avec le jeu sont des adultes qui accumulent des raisons qui sont souvent les mêmes : ils confondent jouer avec jouer aux échecs alors que jouer est rarement abstrait ; ils se méfient des jeux soit parce qu’ils sont longs, soit parce que leurs règles sont compliquées ; ils se tiennent à distance des jeux parce qu’ils n’aiment pas perdre en public ; ils ont l’impression que jouer, c’est perdre son temps et que c’est donc un acte vide ; ils trimballent, à juste titre, des blessures d’enfance qui s’expriment notamment dans leur relation au jeu. C’est naturellement un peu court de citer ces situations sans les développer et je voudrais donc surtout insister sur ceci : si jouer est difficile pour vous alors que vous en auriez honnêtement le désir, sachez qu’il y a évidemment des jeux qui vous conviennent. Jouer épouse tant de visages que l’un d’eux vous convient certainement et qu’il peut devenir votre porte d’entrée dans ce bel univers. Pour le découvrir, il faut simplement chercher activement une personne compétente qui aura la douceur de vous guider jusqu’à lui. Ces passeurs de jeu ne sont pas légion, mais ils existent dans certaines ludothèques, parfois dans des magasins, parfois parmi vos amis : ils se reconnaissent à la tendresse et à la douceur qu’ils auront pour vous écouter et vous accompagner. Le vrai jeu nous ramène presque toujours dans le domaine de la confiance. Une toute autre interrogation est celle de notre lien avec le jeu des enfants. Encore que ce lien est facile pour ceux qui aiment jouer avec d’autres adultes. La plupart des adultes ne jouent pas ou jouent peu avec les enfants pour des raisons qui s’enchaînent. Jouer avec des enfants demande de l’énergie et celle-ci fait défaut pour différentes raisons : les adultes ne sont pas disponibles ou cadenassés par le stress et la fatigue ; mais surtout ils n’éprouvent aucun désir de jouer avec des enfants. Sans juger personne, jouer pour faire plaisir n’est pas suivre la voie de son désir. Le désir de jouer naît d’un double appel : le régal presque sensuel qu’on attend (un abandon dans le plaisir, la légèreté d’un groupe qui ne se prend pas au sérieux, des vitamines de bien-être ensemble), et tout autant le plaisir de s’immerger dans une relation qui transmet si facilement notre projet humain quand il est tissé d’amour et de postures importantes à nos yeux (selon chacun : l’écoute, le respect, la générosité, la coopération, la patience, le non-jugement, le droit de se relever, etc.).
Depuis quelques années, le jeu coopératif est en pleine expansion. Pourquoi rencontre-t-il un tel succès ?
L’idée des jeux coopératifs remonte à la guerre du Vietnam (années 1965-1975). Il aura donc tout de même fallu 50 ans pour que la machine économique donne une place à cette manière toute particulière de jouer. Lorsque j’ai créé le jeu coopératif T’Chang en 1990, les magasins allemands m’ont dit que mon jeu arrivait trop tard… car la mode était passée ! Comme si la coopération était une affaire de mode ! Les jeux coopératifs représentent une réelle avancée dans la pédagogie du jeu. Non qu’ils remplacent les jeux compétitifs en les supplantant – ce qui n’est absolument pas le cas –, mais ils offrent à tout groupe humain l’occasion de faire un détour pour reprendre conscience des trésors que recèle l’art de bien jouer : jouer pour jouer et non pour écraser l’autre ; jouer pour vivre une aventure collective qui nous rend complices dans le bonheur ; jouer en partageant nos compétences parce qu’une victoire collective est beaucoup plus puissante qu’une victoire individuelle ; jouer de manière coopérative car ce mécanisme nous fait passer de la peur à la confiance, ce qui permet de donner de la place aux fragilités et d’en tenir compte dans les stratégies mises en œuvre. Pour le dire autrement : dans un jeu compétitif, la force de l’autre peut être ressentie comme une menace. Je ne joue pas avec toi car tu es trop fort en mémoire, trop fort en extrapolation, trop fort en imagination. À l’inverse, dans un jeu coopératif, les compétences de chacun sont mises à la disposition de tous : elles sont perçues comme des ressources et donc des cadeaux dont tous peuvent profiter. Le jeu coopératif nous rend plus attentif aux enjeux humains et, dès lors, nous transforme dans notre manière de jouer les autres modes de jeu. Nous sommes là pour prendre du bon temps ensemble et non pour nous juger sur une échelle de force. Nous sommes là pour être complices dans le bonheur et non pour singer la vie où nous sommes si souvent des concurrents. Nous sommes là pour expérimenter un art de vie qui pourrait nous inspirer à d’autres moments.
Il existe une offre infinie et sans cesse croissante de jeux : jeux de cartes, de plateau, de rôle, d’ambiance, de construction, etc. Votre préférence semble aller à la simplicité des blocs de bois. Pourquoi ?
Mon univers ne se réduit pas aux blocs en bois. J’aime d’autres jeux de construction comme les Kapla ou les merveilleux dominos Pestas¹. J’aime les jeux de société : les courts et les longs ; les simples et les compliqués. J’aime les jeux physiques : avec les enfants et avec les adultes. J’aime surtout ce que le jeu crée et transforme dans les couples, les familles, les groupes, les assemblées. Si je suis un grand adepte des bons blocs en bois², c’est pour une accumulation de raisons qui collent à mes valeurs et aux postures que je veux partager. C’est un jeu avec des éléments simples qui se renouvelle sans cesse et s’adapte à des âges aussi divers que ceux d’une tranche qui court de 1 à 10 ans. Voilà bien un méga pied de nez à une société de consommation qui ne cesse de proposer des jeux neufs qui n’apportent pas le tiers du quart de ce que permettent les blocs en bois. C’est un jeu rigoureux, donc inscrit dans la science, les lois de la gravité, l’exactitude des mesures, l’intérêt des complémentaires. C’est un jeu respectueux de l’environnement par sa matière, son label FSC, sa provenance européenne, en tout cela porteur d’une éthique que je désire. C’est un jeu où l’adulte peut prendre une place de compagnon à la fois dans l’émerveillement et dans l’audace. C’est un jeu qui m’a permis de devenir proche de chacun de mes petits-enfants et qui, dès lors, a donné du sens à leur vie et à la mienne. Il n’y a pourtant pas de bon jeu dans l’absolu. La Bonne Paye et Monopoly sont des bons jeux s’ils relient dans le plaisir un père à ses enfants. Un jeu est bon pour un enfant s’il l’éveille et le relie aux autres. Mais je retournerais la perspective : un jeu est d’autant meilleur pour l’enfant qu’il est bon et adapté à l’adulte pour que ce dernier puisse devenir un compagnon de jeu pour l’enfant. Car la question est bien : comment chaque jeu sera une occasion de rencontre et de complicité ? Lorsque j’explique trois jeux à une maman et à son fils de 9 ans, la seule manière dont je cherche à les influencer, c’est de leur laisser la souveraineté du choix en l’inscrivant dans la perspective suivante : quel est le jeu qui réunira votre plaisir ? Et si c’est à l’enfant de décider : à quel jeu penses-tu que ta maman jouera le plus volontiers avec toi ? Les jeux qui remplissent cette mission sont nombreux. Mais par manque de recherche, nous en ignorons l’existence. Nous achetons au plus pressé. Nous achetons sous le diktat de la publicité et de ce que l’enfant réclame sans avoir ouvert son champ de découverte. Irez-vous découvrir Les Colons de Catane qui édifie en nos jeunes leur capacité de négocier ? Irez-vous découvrir Splendor qui nous apprend à mettre en place une stratégie progressive pour arriver à nos fins ? Irez-vous découvrir Pandémie où c’est en mettant ensemble nos intuitions et nos intelligences que nous parvenons à sauver la planète ? Irez-vous découvrir La Chasse aux Monstres où, en nous entraidant, nous terrassons nos cauchemars ? Irez-vous découvrir Dans la forêt des Ombres, ce jeu de société qui se joue dans l’obscurité du soir et ouvre la sensibilité à la contemplation ?³
Quels conseils donneriez-vous à des parents qui culpabilisent lorsqu’ils se forcent à jouer avec leur enfant ?
La culpabilité n’arrange rien. Ne soyons pas aveugles : jouer pour faire plaisir, c’est bien, mais c’est comme de l’eau sur une terre sèche. C’est à peine utile et il n’y a ni construction ni bénéfice dans la durée. Celui qui est malheureux de ne pas aimer jouer, qu’il se mette en marche ! Qu’il investisse sa bonne volonté dans une réelle recherche de jeux qui lui conviennent et avec lesquels il jouerait volontiers avec son enfant. Ce sera l’occasion de rencontres inattendues, d’une marche sur une terre riche et surprenante dont il sera le premier bénéficiaire. Qu’il devienne progressivement, par sa recherche tenace, une femme ou un homme réjoui par le jeu : ce que l’enfant reconnaîtra immédiatement. Et ils pourront alors s’embarquer ensemble dans cette merveilleuse aventure du jeu partagé dont l’essentiel se dit en ces mots : j’aime faire route avec toi en jouant ensemble parce que tu es précieux à mes yeux !
1 – Dominos cascade autrichiens, en bois, de bonne qualité. www.pestas.net
2 – Blocs dont les sections sont larges (au moins 4 cm x 4 cm) et basés sur des multiples rigoureux. À titre d’exemple, ceux de la firme Haba.
3 – La Chasse aux Monstres (4 – 7 ans), Splendor (8 ans – familial), Les Colons de Catane (10 ans – adultes), Pandémie (11 ans – adultes), éditions Asmodée. Dans la Forêt des Ombres – jeu allemand titré Waldschattenspiel – (7 – 11 ans), éditions Kraul.
À noter : lors des premières parties, aucun de ces jeux ne se joue sans un adulte.
Pascal Deru est l’auteur de Le jeu vous va si bien ! (Souffle d’Or, 2006) et Merci le jeu ! (L’Instant présent, 2016).