L’orientation chez les jeunes instruits en famille

Texte paru dans Les Plumes n° 50, décembre 2020

 

L’instruction en famille suscite des réactions parfois épidermiques et provoque des débats houleux tant elle est sujette aux fantasmes les plus ubuesques. Aborder ce sujet revient en quelque sorte à interroger l’école et à se questionner sur les raisons qui poussent des familles à ne pas scolariser leurs enfants. Aller à l’école est une norme si bien établie que s’en détourner volontairement paraît invraisemblable, voire une atteinte à la République ni plus ni moins. Beaucoup s’imaginent des enfants et des adolescents livrés à eux-mêmes dans un monde qu’ils ne connaissent pas, ayant probablement vécu enfermés depuis leur tendre enfance. Les situations dramatiques existent mais elles sont minimes et on ne peut se permettre d’essentialiser une partie de la jeunesse sous prétexte qu’un mode d’instruction ne nous plaît pas. Considérer l’instruction en famille comme dangereuse, c’est oublier qu’elle est la traduction d’une réalité humaine et complexe qui implique une multitude de vies et d’histoires d’enfants, d’adolescents et d’adultes, des expériences qui peuvent comprendre des similitudes mais qui reflètent avant tout la singularité de chacune de ces personnes.

La recherche sur l’instruction en famille
Ayant déjà une approche moins classique des apprentissages, voire du rapport à l’enfant, je me suis intéressée à l’instruction en famille en tant qu’expérience éducative hors norme et porteuse d’intérêts significatifs. Mettre en lumière ce phénomène ne revient pas à plonger l’école dans l’obscurité mais à explorer un pan du paysage éducatif français. Les recherches concernant l’instruction en famille sont certes peu nombreuses mais existent et se développent1 et tournent principalement autour des statistiques, des apprentissages et des parents qui ont fait ce choix ou qui ont été contraints de le faire (suite à une scolarisation difficile). Nous ne savons que peu de choses sur les jeunes qui ont vécu ce type d’instruction, même s’il est vrai que nous pouvons glaner des témoignages ici et là. Une étude de plus grande envergure est nécessaire pour comprendre réellement la diversité des parcours existants et les mettre en exergue avec ceux des jeunes scolarisés. J’ai mené une étude exploratoire avec un panel de huit participants afin d’approfondir toutes les dimensions de leur vie dans laquelle l’instruction en famille est pour beaucoup un allant-de-soi au même titre que l’école l’est pour d’autres.

Des jeunes intégrés à la société
J’ai toujours imaginé que ceux qui avaient évolué dans un environnement plus libre seraient forcément plus confiants une fois adultes et sûrs d’eux-mêmes. Finalement, à travers ma recherche, j’ai pu constater que plus ou moins chaque jeune, qu’il ait été scolarisé ou non, finit inlassablement par s’interroger sur sa propre existence et par la même occasion son avenir. D’ailleurs, ce qui ressort des entretiens que j’ai pu mener est que l’histoire de ces jeunes s’inscrit dans un contexte sociétal comme il en est de même pour les jeunes scolarisés. Un jeune instruit en famille, malgré les fantasmes à son égard, est lui aussi un membre à part entière de cette société et sujet de son existence. Malgré une courte période de scolarisation pour certains d’entre eux, les jeunes interrogés ont vécu une certaine continuité dans leur parcours d’instruction en famille.

Un parcours cohérent
Cet environnement particulier dans lequel les parents sont les principales sources d’apprentissage, accompagnés bien souvent par des personnes-ressources, a permis à ces jeunes de se développer en dehors des contraintes scolaires et de se connaître davantage du fait d’une temporalité beaucoup plus singulière et axée sur leur rythme interne. Ce rapport intime à la temporalité rend possible une orientation plus réfléchie car moins pressante. Les parents jouent également un rôle dans la façon dont ils appréhendent leur orientation et les écueils auxquels ils doivent faire face. Ainsi, leur étayage permet à ces jeunes de se sentir suffisamment confiants pour essayer, se tromper voire emprunter une autre voie. Ces jeunes n’ont pas nécessairement de parcours linéaire mais y ont trouvé une cohérence car ce qui importe est le sens qu’ils donnent aux expériences vécues.

Une orientation vécue de façon linéaire
Les jeunes que j’ai rencontrés ont été et sont une source d’inspiration pour moi car ils m’ont permis d’appréhender l’orientation autrement, de ne plus la cantonner à des âges bien définis et à un parcours linéaire type, bien loin des réalités que nous vivons. Le terme « orientation » en lui-même n’est que peu utilisé, contrairement à ceux qui ont traversé et traversent encore aujourd’hui le chemin balisé de l’orientation scolaire car, pour ces jeunes non scolarisés, la question de l’orientation se fonde dans leur quotidien. Il est avant tout question de continuer à nourrir ce qui les anime. Ainsi, l’instruction en famille en tant que variante éducative est tout à fait légitime pour permettre à des jeunes d’évoluer en dehors des rouages de l’institution scolaire et de construire leur orientation qui est appréhendée dans une perspective de vie plus globale.

Clara Alves Riaz

1 – Voir à ce sujet les travaux de Philippe Bongrand, Dominique Glasman, Pauline Proboeuf, Elise Tenret, entre autres.
Voir également la rubrique Gros plan des Plumes n° 49 qui présente la Revue française de pédagogie n° 205 (octobre-novembre-décembre 2018). retour

Extraits du mémoire

Les parents IEF créent une dynamique qui leur est propre, ce qui les pousse à dépasser l’institution [et ses règles] pour créer de nouveaux repères (Campini, 2019). Ces parents sortent ainsi des rapports parfois conflictuels avec l’école qui constituent un problème dans l’orientation de nombreux jeunes qui se voient destitués de leurs choix premiers, faute de résultats adéquats. En ce sens, nous ne pouvons parler d’un accompagnement explicite à visée éducative mais d’une continuité dans l’éducation menée depuis l’enfance. […]

Au fur et à mesure de notre travail, nous avons émis une première hypothèse d’ordre générale selon laquelle l’expérience hors-norme de l’instruction en famille influence elle aussi l’orientation par les possibilités et les limites qu’elle implique. Cette hypothèse se vérifie au regard dans un premier temps de l’éducation choisie pour les enfants. En effet, il apparaît que le unschooling laisse une grande marge de manœuvre à l’enfant dans le suivi de ses envies et les réponses apportées à ses besoins qui se poursuit à l’adolescence. La conception parentale de la liberté est également à prendre en compte. Si l’enfant se sent libre depuis petit et qu’il évolue dans cette même liberté, la question de l’orientation ne sera pas aussi stressante qu’elle ne l’est pour ceux et celles qui sont limités par la pression parentale au sujet des études ou par l’institution elle-même. Ce mode de vie influe également sur le rapport au travail qui est davantage perçu comme une activité humaine enrichissante avant que ne se pose la question pécuniaire. Il en est de même pour les homeschoolers car l’essentiel réside dans la liberté accordée à l’enfant. Toutefois, cette hypothèse mériterait d’être davantage approfondie […]

En s’éloignant de l’itinéraire type ou du moins officiel, nous pensons que le contexte de l’instruction en famille, y compris dans ses divers courants de pensée, inscrit les jeunes concernés dans une temporalité intime qui rend possible une orientation réfléchie et ce, en dépit des aléas. Cette hypothèse se fonde sur l’importance accordée au rythme individuel chez tous les participants. Ce concept intimiste autour du rythme est d’ailleurs l’une des raisons qui poussent majoritairement les parents à choisir ce mode d’éducation. Notre enquête révèle que chaque participant a un rythme de cheminement différent en raison de la nature singulière de son parcours. Ils ont donc un rapport décalé à l’orientation qui leur permet, y compris lorsqu’ils sont engagés dans une voie d’étude, de prendre le temps de réfléchir à ce qu’ils aiment, à ce qui les intéresse et à ce qu’ils veulent faire tout en envisageant les bifurcations et les moments de scansion, à savoir les changements de rythme et d’avis.
Nous avons abordé brièvement le rôle des parents pourtant nous faisons l’hypothèse que les ruptures et les changements liés à l’orientation ne sont préjudiciables que s’il y a discontinuité affective dans la vie personnelle. Les conditions de vie des jeunes se répercutent sur la manière d’appréhender leur passé, leur présent et leur futur. Les pratiques éducatives libérales incitent davantage les jeunes à se lancer et à ne pas avoir peur de changer de voie car le parcours est appréhendé de façon globale. De cette façon, l’indécision n’est pas un frein mais un élément du processus d’orientation […]


La construction de l’orientation : l’expérience de jeunes instruits en famille
Clara Alves Riaz, Mémoire de Master Recherche mention Sciences de l’Éducation et de la Formation (2019-2020),
sous la direction de Valérie Melin, maître de conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation à Université de Lille.