Bien-être de l’enfant et politique éducative – Entretien avec Peter Gray

Interview parue dans Les Plumes n° 50, décembre 2020

Depuis plusieurs décennies, les réformes éducatives se succèdent, mettant en avant l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette année encore, le gouvernement souhaite légiférer afin d’encadrer toujours plus l’éducation. Quels effets ces réformes successives, que l’on observe également dans de nombreux autres pays, ont-elles sur la qualité de vie et d’instruction des enfants ? Pour le savoir, nous sommes allées à la rencontre de Peter Gray, chercheur en psychologie.

Depuis les années 1970, la manière de considérer les enfants a beaucoup changé. Diriez-vous que la société a évolué vers un mieux-être de l’enfant et une meilleure considération de ses besoins d’apprentissage ?
Peter Gray : Non. Le demi-siècle qui a suivi 1970 a été un demi-siècle de déclin dans l’acceptation et l’appréciation de l’enfance. Les enfants ont beaucoup moins de liberté aujourd’hui pour jouer et explorer par eux-mêmes, alors que ce sont les principaux moyens par lesquels les enfants apprennent les compétences les plus importantes pour vivre. Au cours de cette même période, nous avons observé que, chez les enfants, la dépression sévère et les troubles anxieux ont été multipliés par près de dix et les suicides par six. Nous avons aussi observé une forte baisse dans la pensée créative sur au moins les 35 dernières années, comme le montrent les tests de pensée créative de Torrance1 . Toutes ces données concernent les États-Unis ; je ne sais pas si elles sont similaires en France2. Dans mes écrits3, je montre pourquoi la diminution du jeu et de la liberté et l’augmentation de la pression scolaire auraient ces effets.

Au cours d’une conférence, vous avez comparé l’école à une prison et vous avez même dit que, finalement, il était préférable d’être un prisonnier plutôt qu’un élève. Que voulez-vous dire par là ?
Peter Gray : Je devrais nuancer cela en notant que les enfants ne passent qu’une partie de leur temps à l’école alors que les détenus sont en prison à temps complet. Mais, si l’on définit la prison comme un lieu où l’on est obligé d’être et où l’on est privé de ses droits humains fondamentaux, où l’on n’est pas libre de choisir soi-même ce que l’on fait, alors l’école est une prison. En ce sens, l’école est plus une prison que ne le sont ces institutions que l’on nomme prisons. La plupart des prisonniers peuvent se déplacer librement à l’intérieur de la prison, peuvent lire ce qu’ils souhaitent lire et peuvent exprimer leurs pensées librement.

En 2019, sous le prétexte d’améliorer le niveau scolaire des enfants, le président français a abaissé l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans. Est-ce une bonne stratégie que de débuter l’instruction si tôt dans la vie d’un enfant ?
Peter Gray : Il est cruel de commencer ce que l’on appelle l’ « instruction » si tôt dans la vie. De nombreuses recherches, que j’ai résumées ailleurs4, démontrent que l’entraînement précoce aux compétences académiques a l’effet inverse. Des études bien menées démontrent que les enfants qui ont fait l’objet d’apprentissages scolaires précoces sont en fait moins performants lors des tests de lecture et de mathématiques – ainsi que sur les indices de bien-être social et émotionnel – plus tard dans leur parcours scolaire que ceux qui ont eu le droit de ne faire que jouer et être des enfants jusqu’à l’âge de 6 ans. Dans leurs jeux, les enfants développent les fondations intellectuelles qui les préparent, plus tard, à apprendre à lire et compter avec des nombres.

Aujourd’hui, le gouvernement français envisage d’interdire l’instruction en famille afin de rendre l’école obligatoire dès septembre 2021. Selon vous, quels sont les critères indispensables qu’une école devrait remplir afin de permettre à chaque enfant d’être à la fois instruit et épanoui pour devenir un citoyen responsable et respectueux ?
Peter Gray : Le premier critère est que les enfants soient traités avec respect, ce qui inclut le respect de leurs droits humains fondamentaux, c’est-à-dire qu’ils doivent être libres de faire leurs propres choix éducatifs. Une école humaine doit reconnaître que chacun est différent et que les enfants savent le mieux ce dont ils ont besoin et comment ils apprennent le mieux. Imposer à tous le même programme sans tenir compte des intérêts et prédilections de chacun est cruel. Le gouvernement français ne fait visiblement pas confiance aux enfants, ni à leurs parents. Ce n’est pas ainsi que l’on forme des citoyens responsables dans une démocratie. C’est la route vers le totalitarisme. Une chose que je peux prédire, c’est que le taux de suicide parmi les enfants scolarisés va augmenter si l’instruction en famille n’est plus disponible comme refuge. Certains enfants souffrent véritablement à l’école et soulager cette souffrance est une des principales raisons pour lesquelles les parents choisissent l’instruction à domicile. De nombreux autres, néanmoins, choisissent l’instruction en famille simplement parce que c’est un moyen d’apprendre plus efficace pour les enfants. L’éducation véritablement centrée sur l’enfant n’est pas possible dans une salle de classe, car il y a tant d’enfants et ils sont tous différents. Mais c’est possible à la maison.

Vous affirmez que les enfants sont programmés pour apprendre. Est-ce que cela signifie que les enfants et adolescents n’ont pas besoin de leçons ni de devoirs imposés pour progresser dans leurs apprentissages, apprendre un métier et trouver leur place dans la société ?
Peter Gray : Oui, c’est bien ce que cela signifie. J’ai documenté cela dans mes études sur les jeunes diplômés des écoles démocratiques et sur les enfants unschoolés devenus adultes. Les personnes qui grandissent libres de diriger leur propre éducation s’en sortent très bien dans la société actuelle. Ils réussissent dans leurs études supérieures s’ils choisissent de suivre des études et ils ont de bons emplois. Ils développent fréquemment des passions dans leur enfance qui sont le point de départ de leur carrière une fois adultes. Parce qu’ils ont l’habitude de prendre des responsabilités pour eux-mêmes, ils deviennent hautement responsables à l’âge adulte. Dans mes écrits, je développe comment les enfants sont biologiquement programmés pour apprendre en décrivant comment les pulsions de curiosité, d’enjouement, de sociabilité et de volonté travaillent ensemble pour s’assurer que l’enfant acquière le savoir et les compétences nécessaires pour réussir dans le monde dans lequel il vit et grandit. J’ai démontré comment ces pulsions fonctionnent au cours de ma recherche sur comment les unschoolers et les enfants des écoles libres/démocratiques s’éduquent eux-mêmes5.

_____
1 – Psychologue américain, Ellis Paul Torrance a travaillé sur les mécanismes de la créativité dans les années 1950. S’appuyant sur ses travaux et ceux de Joy Paul Guilford (psychologue américain ayant travaillé sur la pensée divergente), il a mis au point les tests Torrance de la pensée créative (Torrance Tests of Creative Thinking, TTCT). Ces tests mettent en évidence quatre caractéristiques : la fluidité (émettre plusieurs idées ou stratégies face à un problème donné), la flexibilité (savoir observer une situation sous différents angles), l’originalité (proposer des réponses innovantes ou non conventionnelles), l’élaboration (développer une réponse avec de nombreux détails ou un haut degré de complexité). retour

2 – En France, la dépression concerne 8 % des adolescents de 12 à 18 ans (chiffres 2014 de la Haute Autorité à la Santé) et les troubles anxieux concernent 15 à 20 % des enfants et adolescents (« La dépression et les troubles anxieux chez l’enfant et l’adolescent », Anne-Sophie Deborde, Mini traité de psychologie du développement , janvier 2017). En 2009, l’Inserm estimait que 19 % des jeunes avaient besoin d’une aide psychologique (rapport « Bien-être et santé des jeunes »). Avant le confinement du printemps 2020, le journal Le Monde titrait : « La dépression infantile est en hausse –
Moins taboue, mieux comprise, mais encore trop souvent sous-diagnostiquée, la dépression chez les moins de 20 ans est un phénomène en progression » (Pascale Santé, 17 mars 2020). retour

3 – Voir notamment l’article « The Decline of Play and Rise in Children’s Mental Disorders » (26 janvier 2010) paru sur le site du magazine Psychology Today.
La traduction en français est disponible en ligne :
Le déclin du jeu et l’augmentation des troubles mentaux chez les enfants retour

4 – Voir notamment les articles « EarlyAcademic Training Produces Long-Term Harm » (5 mai 2015) et « How Early Academic Training Retards Intellectual Development » (3 juin 2015).
Les traductions sont disponibles en ligne :
Les apprentissages scolaires en maternelle produisent des dommages sur le long terme
Comment les apprentissages scolaires précoces freinent le développement intellectuel retour

5 – « Self-directed education – unschooling and democratic schooling » (ndt : Éducation autodirigée – unschooling et écoles démocratiques), Peter Gray, Oxford Research Encyclopedia of Education (Oxford University Press, 2017).
retour

 

Études sur l’enseignement scolaire avant l’âge de 6 ans :
« Reading Instruction in Kindergarten: Little to Gain and Much to Lose », N. Carlsson-Paige, G. Bywater McLaughlin et J. Wolfsheimer Almon (2015).
« Curriculum Studies and the Traditions ofInquiry: The Scientific Tradition », L. Darling-Hammond et J. Snyder, Handbook of Research on Curriculum , Philip W. Jackson (MacMillan, 1992).
« Moving up the grades: Relationship between preschool model and laterschool success », R. A. Marcon, Early Childhood Research & Practice n° 4 (2002).
« The High/Scope Pre-school Curriculum Comparison Study through age 23 », L. J. Schweinhart and D. P. Weikart, Early Childhood Research Quarterly n° 1 2-2 (1997).
« The teaching ofArithmetic: The Story ofan Experiment », L. P. Benezet, Humanistic Mathematics Network Journal n° 6 (première publication Journal of the National Education Association, Volume 24, n° 8, Novembre 1935).

 

Qui est Peter Gray ?
Chercheur américain spécialisé dans la psychologie du développement, Peter Otis Gray a enseigné¹ pendant 30 ans au Boston College. Il a mené de nombreuses recherches notamment dans les domaines de la biologie comportementale, de la psychologie du développement et de la psychologie évolutionniste². Il s’est particulièrement intéressé au rôle du jeu dans l’évolution humaine et à
la manière dont les enfants apprennent. Depuis 2008, il publie des articles en lien avec l’éducation sur un blog hébergé par le site du magazine Psychology Today . Après avoir publié le livre Free To Learn en 2013, il a fondé l’association Alliance for Self-Directed Education (Alliance pour l’éducation auto-dirigée) en 2016, puis co-fondé l’association Let Grow (Laisser grandir) en 2017.
 1 – Il est l’auteur de Psychology, un manuel plébiscité dans l’enseignement universitaire (Worth Publishers, 1991 ; 8e réédition Macmillan, 2021).
 2 – Il a notamment co-écrit Ancestral Landscapes in Human Evolution: Culture, Childrearing and Social Wellbeing (Oxford University Press, 2014).