Éducation et séparatisme : narratif d’une propagande – Entretien avec Daliborka Milovanovic

Interview parue dans Les Plumes n° 51, mars 2021

En cette période incertaine quant à l’avenir du droit d’éduquer soi-même ses enfants, nous sommes allées à la rencontre de Daliborka Milovanovic. En philosophe attentive aux enjeux du langage et aux questions d’éducation, elle nous éclaire sur l’utilisation du terme « séparatisme » dans le cadre de l’actualité politique et éducative.

Afin de lutter contre le séparatisme, décrié comme faisant le lit du terrorisme, le gouvernement souhaite limiter drastiquement, voire interdire l’instruction en famille et les écoles privées hors contrat. Pourquoi affirmer que l’éducation alternative est séparatiste est inapproprié ?
Daliborka Milovanovic : Le choix fait par le gouvernement du terme « séparatisme » aux fins de justifier une restriction des libertés individuelles et collectives est très intéressant à examiner puisqu’il signale, au-delà des intentions politiques affichées de lutte contre l’insécurité, l’idéologie qui produit et oriente souterrainement cette action législative. Nul n’est dupe du caractère narratif ou fictif de ce champ lexical : il s’agit de « raconter une histoire », celle des moyens présumés du terrorisme, afin d’éradiquer le « mal », non pas à sa racine, mais dans les « failles du système » qui permettraient son développement, à savoir la liberté de s’instruire en dehors de l’école dite républicaine. Que cette narration ne s’appuie sur aucun élément sociologique ou anthropologique importe peu aux membres du gouvernement : il s’agit de frapper les esprits, afin d’opposer aux protestations la raison absolue de la sécurité. Mais peut-être s’agit-il également d’affecter à la croisade que mènent, depuis un peu plus de vingt ans, le législateur et les institutions contre la liberté d’instruction, un motif plus opérant dans le champ du débat citoyen, celui de la menace terroriste, et donc d’agiter les bons leviers émotionnels pour susciter l’adhésion ? Quoi qu’il en soit, le choix du mot « séparatisme », qui de « religieux » est devenu, au cours du débat parlementaire, « social », nous en dit plus long sur l’idéologie gouvernementale que sur les conditions du terrorisme. Selon la narration du gouvernement macronien, les séparatistes sont ceux qui se soustrairaient au respect de certaines valeurs, dites républicaines, de la diffusion desquelles l’école publique serait garante. Mais quelles sont donc ces valeurs ? La liberté, l’égalité, la solidarité ? S’il s’agit bien de ces valeurs-là, l’équation « éducation alternative = rejet des valeurs de la République » est, à l’évidence, fausse car, là encore, aucune évidence sociologique ou anthropologique pertinente ne vient l’appuyer. En revanche, il s’agit bien, pour de nombreux « dissidents », d’une remise en cause d’un modèle éducatif, directement lié à l’idéologie néolibérale qui a colonisé les gouvernements du monde entier, c’est-à-dire d’une opposition à une conception de l’enfant et, plus généralement, de l’humain à laquelle les notions de liberté, d’égalité et de solidarité sont tout à fait étrangères. Une telle conception réclame une gestion industrielle, technique et déshumanisée de l’enfant ; elle réclame le système « école », l’esprit d’école et l’idéologie scolariste pour s’incarner. De ce point de vue restreint et, par conséquent, biaisé, la « piraterie » éducative que sont l’instruction en famille et certaines écoles privées pourrait être qualifiée de séparatiste. Il me semble au contraire que, comparée à la norme scolaire, cette piraterie représente une plus grande ouverture à l’autre, à sa différence, sa singularité, à la diversité humaine et culturelle. Elle porte un projet social humaniste et écologique, qui fait la part belle aux liens vivants et à la solidarité, même si elle en passe par une apparente et superficielle sécession.

À l’inverse, vous qualifiez de séparatiste l’éducation gérée de façon nationale, c’est-à-dire au travers d’écoles aux programmes, emplois du temps et méthodes identiques dans tous les établissements scolaires. Ce système éducatif permet aux enfants de vivre en communauté et leur garantit de recevoir le même enseignement au même âge partout sur le territoire. Pourquoi qualifier de séparatiste une éducation uniformément dispensée ?
D. M. : L’école rassemble en effet les enfants âgés de 3 à 16 ans, en un lieu clos et séparé du reste de la société, afin de leur transmettre une culture commune en l’espèce d’un corpus de connaissances et de compétences désignées comme fondamentales. Elle semble donc créer du social et du commun. Mais en séparant… Affirmer que l’école « socialise » me semble relever d’une vision limitée de ce qui constitue une société humaine ; c’est réduire le « convivial » au « collectif ». La société conviviale est une structure organique et écologique extrêmement complexe qui abrite des individus autonomes éminemment divers, s’arrange, voire s’épanouit, de cette diversité. La société collectivisée est une collection abstraite et artificielle d’individus qui a pour effet pervers, voire pour but calculé, d’étouffer les particularités des individus au profit d’une standardisation de l’humain. Dans la société collectivisée, l’abstraction « collection » l’emporte sur les éléments vivants qui la constituent ; elle a ses intérêts propres ou, plus exactement, est inféodée à d’autres intérêts que ceux des individus et qu’il serait trop long de décrire ici, intérêts qui se nourrissent de l’atomisation des sociétés humaines démarrée à l’école avec la séparation des enfants d’avec leur milieu naturel ou écologique. Pour réunir ces enfants, il faut, en effet, avoir opéré une séparation première avec les parents, avec la famille, avec les adultes non enseignants, avec les enfants d’âges différents, avec des logiques de lien social préexistantes et écologiquement essentielles, avec l’environnement, avec la nature, avec d’autres cultures, etc. « Détruire pour créer » dit-on en économie capitaliste néolibérale : détruire des liens existants pour en créer de nouveaux, artificiels et marchandisables, créer des collections d’individus isolés mais reliés entre eux par un réseau de câbles, de tuyaux, de fils, d’interfaces, d’objets… Si l’école suscite des solidarités, c’est bien malgré elle, c’est dans la résistance de ceux qui sont dans la même galère, donc contre elle. Ces solidarités, ces manquements à la norme de la compétition sont sévèrement réprimés et punis (je pense là, par exemple, à ce que, selon l’esprit d’école, on appelle « la tricherie »). Quant à l’idée d’un enseignement unique, je me demande encore aujourd’hui comment une telle chose, qui constitue un appauvrissement culturel et individuel par rapport à l’exubérance du vivant, peut être désirable. Au collectivisme néolibéral dont l’école est un agent, je souhaite opposer la convivialité écologique.

L’école ne serait donc pas ce lieu de rassemblement des populations et d’acquisition d’une culture commune permettant la cohésion sociale tant souhaitée ?
D. M. : De ce qui précède, je conclus que non. Là encore, il me semble que la « cohésion sociale » est un motif narratif du « roman » scolariste. Le facteur socialisant de l’école est soit un mensonge éhonté, soit un pari fou, pourtant démenti par la réalité sociale et anthropologique. Comme si les humains n’avaient pas fait société avant l’invention de l’école… Mais peut-être est-ce une hallucination collective générée par des années de conditionnement intense au sein même de l’école ? Je m’étonne plutôt que nous fassions encore société en dépit de la destruction des liens qu’opère l’idéologie industrielle et capitaliste qui a fait de l’école une de ses armes décisives. Je m’étonne qu’on considère ce projet de créer abstraitement et d’imposer une culture unique, par la force, à l’ensemble des humains, comme souhaitable, légitime, bon…

Selon vous, pourquoi la pluralité éducative, et en particulier l’instruction en famille, est-elle considérée comme un danger pour la République actuelle ?
D. M. : Au vu des revirements terminologiques et narratifs du gouvernement, j’en suis venue à penser que la véritable cible de ce dernier n’était pas les islamistes en herbe dont l’interdiction faite à leurs parents de les extraire de l’école de la République était censée prévenir l’endoctrinement. En effet, au motif religieux désigné comme illégitime initialement, est venu rapidement s’ajouter le motif philosophique. Ainsi, des parents, dont le projet éducatif s’enracinerait dans une éthique ou une philosophie écologique, ne pourraient se prévaloir des « raisons philosophiques » pour obtenir l’autorisation de pratiquer l’instruction en famille. De même, le danger du séparatisme religieux initialement dénoncé s’est mué en danger du séparatisme social… Car il fallait bien prendre acte des raisons majoritairement non religieuses qu’avaient les parents de prendre en charge eux-mêmes l’instruction de leurs enfants. La notion de séparatisme religieux dans une société laïque n’avait plus aucun sens et était inopérante en tant qu’épouvantail. Avec la notion de séparatisme social, le gouvernement espérait activer certaines peurs, peut-être susciter une panique morale, pour justifier une croisade punitive, et même une « reconquête », contre cette nouvelle sorte de « mécréants », cette hérésie, prétendue menace à l’intégrité sociale, que sont les critiques de l’idéologie scolariste. Et ces mécréants-là font des émules, suscitant chaque année plus de conversions et de sympathie. Il se trouve que ces hérétiques sont également souvent porteurs d’un nouveau projet de société, égalitaire, juste, écologique. J’interprète ainsi, très personnellement, cette politique de disqualification de la liberté et de la diversité éducatives comme un aveu d’incompatibilité entre ce projet écologique et le projet néolibéral que porte le gouvernement actuel, en usurpant l’intérêt de la République, réduite à servir les intérêts de l’idéologie capitaliste. Or, la pluralité éducative constitue un frein au contrôle social que cette dernière idéologie exige et l’uniformisation est un impératif de la gestion industrielle du vivant qu’elle impose.


Qui est Daliborka Milovanovic ?
Philosophe et journaliste, Daliborka Milovanovic est une actrice engagée de la vie sociale. Ses expériences personnelles et professionnelles (dont dix années au sein de l’Éducation nationale) lui ont permis d’approfondir sa réflexion dans les domaines de l’enfance, la maternité et le vivre-ensemble. Elle est la première à avoir théorisé le concept d’écoparentalité. Co-fondatrice de la maison d’édition Le Hêtre Myriadis, elle est également à l’origine de deux mouvements autour de l’éducation : le Groupe de recherche et de réflexion sur l’éducation et les États généraux de la liberté éducative (EGLE). Tous deux ont pour objet la recherche en éducation selon une approche à la fois scientifique transdisciplinaire (anthropologie, sociologie, politique, histoire, économie, etc.) et ancrée dans l’investigation de terrain.
www.daliborka-milovanovic.fr


Livre blanc des États généraux de la liberté éducative

Suite à une série de conférences et tables rondes organisées dans le cadre des États généraux de la liberté éducative, un livre blanc reprenant les points importants de ce colloque a été publié. Au sommaire :
• Réflexions sur les besoins, la place et les droits des enfants : l’évolution de la place de l’enfant, le statut de mineur, la domination adulte, l’enfant et ses besoins, le droit des enfants, l’importance du sens des mots ;
• Réflexions sur l’école : retour d’expériences d’acteurs et usagers de l’école, théories ;
• Prendre la liberté et la responsabilité de l’instruction et de l’éducation de ses enfants : historique de la législation, l’obligation vs la liberté, les raisons de choisir l’instruction en famille, les mythes et préjugés autour de l’instruction en famille, le devenir des enfants non scolarisés, ce que l’instruction en famille apporte à la société ;
• Propositions : l’intérêt supérieur de l’enfant, réflexions sur l’école, liberté et responsabilité de l’instruction et de l’éducation de ses enfants ;
• Ressources : livres, associations, films, articles, expériences, etc.

Télécharger le livre blanc (version intégrale)
Télécharger le livre blanc (version synthétique)