Interview avec Jean-Pierre Lepri

Interview parue dans Les Plumes de LAIA n°17, mai 2011

Jean-Pierre Lepri a fait carrière dans l’enseignement : enseignant, formateur, inspecteur de l’Éducation nationale, expert-consultant pour l’UNESCO, etc. Ses cinquante années d’expérience en Europe, mais aussi en Afrique, Amérique et Asie, ses études (notamment docteur en sciences de l’éducation) et ses nombreuses références l’ont amené à réfléchir sur l’enseignement et l’apprentissage. Initiateur du Cercle de Réflexion pour une Éducation Authentique, il partage aujourd’hui gracieusement ses réflexions et conclusions au travers de lettres mensuelles sur Internet, de conférences, d’ateliers, de rencontres annuelles.

 

Après une carrière riche au sein des institutions, quel a été l’élément déclencheur pour cette réflexion sur l’éducation ?
J.-P. Lepri : Je ne sais pas vraiment. J’ai remis en question ce que j’avais trouvé tout naturel face à moi, ou plutôt ce qui m’a été présenté comme naturel. Si j’essaie d’analyser, je peux supposer deux motifs principaux : le premier, c’est probablement l’accumulation. […] La deuxième cause pourrait être un événement personnel non souhaité […].

Est-ce que tu peux mettre en avant les principales caractéristiques de ta réflexion ?
J.-P. L. : Je distingue, sans les dissocier pour autant, deux volets. Le premier, c’est de prendre conscience de ce qui existe déjà, de ce qui est sous mes yeux et que je ne vois pas ; mais aussi de ce qui est derrière ce qui est là. Dans un jardin, je ne vois pas spontanément et immédiatement tout ce qui est visible – je peux donc élargir ma perception. Mais j’y vois sans doute encore moins ce qui ne l’est pas immédiatement (la vie et les minéraux souterrains, la photosynthèse, etc.) mais sans lesquels ce qui est là n’y serait pas – et qui font tout autant ce qui est là. Le second volet, c’est, à partir de cela, de discerner ce qu’il est le plus pertinent que je fasse. Je peux, encore, simplement me référer aux deux premières prémisses de l’éducation authentique : apprendre est un acte inné, comme respirer, manger ou dormir. Apprendre ne s’apprend pas et je ne peux pas ne pas apprendre. La deuxième prémisse est que j’enseigne ce que je suis, et donc, à tout moment, qui que je sois – « enseignant » ou pas – j’enseigne, que je le veuille ou non. Je ne peux pas davantage ne pas enseigner. Si j’enseigne ce que je suis, il est important pour moi de savoir ce que je suis, et donc d’agir sur moi en premier ; ainsi, mon enfant et tous ceux qui m’approchent vont devoir interagir différemment, en fonction de ce que je suis à ce moment-là.

Peux-tu mettre ces caractéristiques en parallèle avec ce que tu connais de l’école, de l’instruction en famille ?
J.-P. L. : Je pense que les processus de prise de conscience et de sens s’appliquent à n’importe quelle situation. Je prends conscience de ce qui existe, et ensuite je me détermine par rapport à ce qui existe. Mais, dans un système scolaire ou dans un système d’instruction familiale, il y a le poids d’une formation antérieure qui me fait voir comme naturel et évident quelque chose qui, en fait, est entièrement construit et culturel. Ainsi l’école actuelle n’est-elle qu’un épiphénomène dans l’histoire de l’humanité (même pas 150 ans !) et ce n’est pas le mode d’éducation de tous les habitants du globe (mais celui d’un type particulier de civilisation, à une époque donnée). Le même processus d’analyse est applicable à l’instruction en famille. L’idée d’être autonome, de penser et d’agir par moi-même – et non parce que ça s’est toujours fait ainsi ou qu’on me l’a enseigné – est un processus qui me sert quel que soit le milieu dans lequel je me trouve.

En quoi le CREA (Cercle de réflexion pour une ‘éducation’ authentique) se démarque-t-il des courants alternatifs ?
J.-P. L. : La différence fondamentale, c’est que tous les courants innovants ou alternatifs en pédagogie se situent à l’intérieur de la pédagogie et de l’éducation. Ils ne s’en cachent d’ailleurs pas et l’expriment dans leur titre. Ils sont donc dans le schéma « éduquer » – avec, notamment, un éducateur et un éduqué. Bien entendu, je peux améliorer ce schéma, le rendre plus performant, plus agréable, le rendre meilleur, mais je suis toujours à l’intérieur de ce schéma. Les courants alternatifs repeignent la maison ou la prison pour la rendre plus agréable – et, personnellement, je préfère qu’elle me soit ainsi plus confortable. L’idée du CREA n’est pas de perfectionner ce même schéma ou de le rendre plus supportable, mais d’en prendre la conscience et de trouver une alternative au schéma lui-même – c’est-à-dire à sortir de la maison ou de la prison.

Connais-tu des expériences qui sont mises en œuvre collectivement ?
J.-P. L. : Je n’ai pas connaissance d’actions collectives, mais je pense que ce travail-là ne relève pas d’un collectif. Car, dès que je vais « instituer » un groupe, je ne vais, en quelque sorte, que créer une nouvelle « école » relevant du même schéma. Il s’agit, avant tout, d’un travail et d’une responsabilité personnels. Je ne vois donc pas, pour ma part, la possibilité d’un collectif, mais, sans doute, celle d’interactions et de convergences. Des personnes ouvrent les yeux et donc font un peu différemment de ce qu’elles faisaient antérieurement – et continuent d’ouvrir les yeux, chaque fois davantage. Ce faisant, elles influencent le comportement de ceux qui les entourent. Pour ma part, je perçois des échos à ces idées, mais les réponses ou les effets ne m’appartiennent pas. Mon rôle est de faire ma part, d’apporter ma contribution. Après, ce qui en est fait appartient à chacun.

Qu’apporte l’école d’irremplaçable ?
J.-P. L. : Rien. Si je fais le bilan de ce que j’ai appris à l’école – et non hors de mon temps proprement scolaire –, franchement, cela ne demandait pas que j’y consacre douze ans de ma vie. Et rien ne m’empêchait de l’apprendre hors de l’école, plus rapidement et avec davantage de sens. Mais j’y apprends, en revanche, le schéma dominant-dominé (éducateur-éduqué), à m’y soumettre, à me conformer à un modèle (fût-il auto-nommé « émancipateur »), à trouver cela normal, voire à aimer et à demander cela.

Interview Pascal Baffert

Sociabilité
J.-P. L. : Est-ce que mon enfant est sociable ? Est-ce qu’il est capable d’entrer en relation, d’établir des relations ? Est-ce que c’est un être social ?
Je pense que mon enfant a davantage de chances de l’être s’il vit naturellement dans une société et dans une famille que s’il vit dans un milieu qui est artificiel, coupé de cette société. Son aptitude à être un être social, se développera davantage, de mon point de vue, dans une famille ou dans la société elle-même […]
Les enfants qui sont à la maison sont, en général et sur ce point, davantage à l’aise que ceux qui fréquentent l’école. Lorsque je suis, moi, tranquille et détendu, les enfants établissent des relations vraies, justes, d’humain à humain, qui ont du sens pour eux et pour l’autre. Cela advient tout naturellement. Ce n’est pas le cas à l’école où l’objectif principal reste, tout au bout du compte, la soumission au « maître ». Si être socialisé, c’est accepter de bon cœur la conformation au modèle scolaire, je plains ces « socialisés ». L’idée même de socialisation n’est jamais qu’un concept (de plus). C’est l’occasion d’une pression extérieure, d’une sorte d’épouvantail pour ceux qui pratiquent l’instruction en famille. La socialisation n’est alors un problème que lorsque j’accepte que ce soit un problème. […]
Si je suis à l’aise face à l’inspecteur qui vient dans la classe, ou qui vient dans la maison, je vais montrer cela à mon enfant et à mon entourage. De toutes manières, il imitera de moi ce qu’il trouvera, pour lui, le plus utile pour vivre bien dans un milieu donné. Il imitera ce que je suis – quoi que je dise.

Pourquoi « authentique » dans Cercle de Réflexion pour une ‘Éducation’ Authentique ?
J.-P. L. : J’utilise le moins possible le terme « authentique ». Je préfère le second titre : « apprendre la vie ». Il s’agit de la vie en général, la mienne en faisant partie. Le mot « authentique » est venu par anecdote parce que j’aimais bien CREA – avec l’idée de création. Ceci dit, « authentique » convient très bien à l’idée initiale : « dont la vérité, la réalité ou la sincérité sont incontestables ». […]

CREA-Apprendre la vie
71300 MARY
appvie-crea@yahoo. fr
http://www.education-authentique.org

Les cinq prémisses de l’éducation authentique sont :
1. Apprendre, c’est naturel ;
2. J’enseigne ce que je suis ;
3. Ce qui est est. La carte n’est pas le territoire ;
4. Je construis la réalité à chaque instant ;
5. La relation est la totalité.